Heiner Müller
Mise en scène Irène Bonnaud
Avec : Dan Artus, Gaëtan Vourc’h, Sylvian Bruchon
Scénographie Claire Le Gal – Costumes Cathy Ray – Musique Emmanuel Dupart – Lumière Pierre Grange
Production déléguée : Compagnie Scènes-Philippe Vincent, en coproduction avec les Subsistances et le Théâtre de la Croix-Rousse – Lyon.
La réunion de L’homme dans l’ascenseur, Avis de décès et Texte-rêve, textes qui oscillent tous trois entre récit de rêve et confession, suit une ligne de force de l'œuvre de Müller : la mise en scène de l'auteur lui-même, voire le drame comme autoportrait de l'auteur, dans la lignée du "théâtre à la première personne" inauguré par Strindberg. De la photographie de l'auteur, affichée puis déchirée dans Hamlet-Machine, à la présence de Müller lui-même sur la scène du Petit Odéon pour le spectacle Heiner Müller-De l'Allemagne, mis en scène par J.Jourdheuil et J.F.Peyret, Müller est l'un des auteurs de théâtre qui s'est écarté le plus résolument de la forme du drame dialogué pour explorer un théâtre autobiographique, dans lequel les personnages ne sont plus que des projections et des dédoublements de lui-même.
Chez Müller, il n'est pas rare de voir l'écrivain dans le rôle du bureaucrate (et inversement). La table pour écrire et le papier sont leurs instruments de travail communs. Deux motifs reviennent sans cesse : l'homme derrière sa table pour écrire et l'homme contemplant les catastrophes du monde depuis un seuil ou une fenêtre, n'y prenant pas part lui-même, jouissant plutôt du spectacle de la souffrance. La position à la fenêtre, celle de Néron devant Rome en flammes, celle du visiteur sur le seuil de la porte dans Paysage sous surveillance, est la position du spectateur du paysage, mais aussi du spectateur de théâtre, du meurtrier et de l'écrivain. Hamlet-Machine : "Galerie (ballet) des femmes mortes. La femme à la corde la femme aux veines ouvertes, etc. Hamlet les contemple dans l'attitude d'un visiteur de musée (de théâtre)". L'homme sur le seuil dans Paysage sous surveillance est le meurtrier-écrivain ("son couteau écrit de droite à gauche") qui sourit du spectacle, comme le narrateur du texte autobiographique Avis de décès : "je me vis, adossé au chambranle de la porte, mi-ennuyé, mi-amusé, regarder un homme qui était accroupi vers trois heures du matin dans sa cuisine sur le sol de pierre, penché sur sa femme peut-être inconsciente peut-être morte, qui soulevait la tête dans sa main et lui parlait comme à une poupée pour nul autre public que moi".
Dans Vie de Gundling Frederic de Prusse, l'apprentissage du pouvoir par Frederic II passe par l'apprentissage du regard et l'obligation de regarder la mort en face, et la pièce constitue, selon Müller, un "autoportrait" de l'auteur. L'aspect policier de Paysage sous surveillance, avec son relevé d'indices et ses hypothèses sur la scène, accentue l'identification de l'écriture à une machine policière et disciplinaire. Müller est loin de prétendre pouvoir parler au nom des morts ou au nom des victimes. Il se met en scène au contraire dans le rôle de l'assassin. Regard qui surveille et manipule les êtres, héros livrant un combat contre lui-même, bureaucrate désorienté ou impitoyable, les personnages mülleriens conduisent à un autoportrait de l'auteur, à une autocritique, ou à ce genre théâtral nouveau, l'autodrame.
Continuant le projet de théâtre autobiographique de Strindberg, Müller reprend aussi sa tentative de montrer sur scène l'étrangeté des images du rêve. Les quelques lignes écrites par Strindberg en préambule du Songe (qui s'appelle en allemand Jeu de rêve et auquel le premier récit de notre spectacle fait explicitement référence par son titre : Texte de rêve) résument la logique de ces trois textes de Müller : "L'auteur a cherché à imiter la forme incohérente du rêve. Tout peut arriver, tout est possible et vraisemblable. Le temps et l'espace n'existent pas. Sur un fond de réalité insignifiant, l'imagination brode de nouveaux motifs : un mélange de souvenirs, d'événements vécus, de libres inventions, d'absurdités et d'improvisations. Les personnages se doublent, se dédoublent, s'évaporent et se condensent. Mais une conscience les domine tous, celle du rêveur". Les textes de Müller se présentent comme des récits de cauchemar où se succèdent : le cauchemar de la mort possible d'un enfant qu'on ne parvient pas à sauver, la mort d'un homme sur une terrasse d'immeuble, la vision de sa propre mort, le souvenir du suicide de sa femme dont il s'imagine être le meurtrier, le souvenir d'un enfant-soldat qu'il rêve d'assassiner (plusieurs fois), le rêve du retour à la matrice maternelle, le rêve de l'enfermement dans un ascenseur fou qui le conduit dans une contrée inconnue, le suicide imaginé d'un chef qui meurt à cause de sa défaillance, le rêve de sa propre disparition dans le paysage. Les motifs sans cesse présents de la naissance et de la mort, du meurtre et de la culpabilité donnent l'impression d'être entré dans le cerveau de l'auteur, dans sa mémoire et dans ses cauchemars.
Dans les manuscrits de Paysage sous surveillance, on trouve la note suivante de l'auteur : "dramaturgie = supernova". Une supernova est une étoile dont l'intensité lumineuse croît à cause de multiples explosions internes : c'est le dernier instant avant la mort de l'astre. Comment qualifier une forme théâtrale qui ressemblerait à une étoile en pleine explosion ? Il s'agit peut-être d'une forme dramatique qui porte en elle la longue histoire du théâtre européen, au moins à l'état de traces, et rend compte de l'explosion du drame avant disparition totale. Explosion of a memory est le titre anglais de Paysage sous surveillance. On a l'impression d'un inventaire avant liquidation ou d'une œuvre à sa phase terminale. Les textes autodramatiques de Müller sont des tentatives pour représenter l'auteur sur la scène du théâtre, ou plutôt sa mémoire juste avant sa disparition, comme une étoile qui saurait la fin proche. Et observer l'explosion de sa mémoire juste avant la mort est "un modèle de jeu qui est à la disposition de chacun" (Guerre sans bataille).
Texte-rêve
(traduit de l’allemand par Jean-Pierre Morel)
Je marche, portant ma fille sur mon dos, elle a deux ans, dans une hotte de bambou tressé, le long d’une étroite bande de béton privée de balustrade au bord d’un gigantesque réservoir d’eau, à ma droite ou à ma gauche, selon le sens dans lequel je tourne (c’est le seul choix que j’ai), une haute muraille impossible à escalader, elle aussi en béton. La muraille est sans fissure, pas moyen de sortir de la cuvette, impossible de deviner comment j’y suis entré, l’enfant sur mon dos, et la voie si étroite que mon épaule droite ou gauche frôle le béton dès que, par peur de l’eau, qui ne laisse pas voir de fond, mon pas se fait incertain. Chaque fois que je change de direction, j’ignore combien de cercles j’ai déjà décrits sans but dans un sens ou dans l’autre, quand je m’agrippe des ongles au béton pour conserver mon équilibre contre la hotte de bambou qui se balance dans mon dos et l’enfant qui remue dedans, mon regard tombe sur une muraille de brouillard qui enferme notre cuvette et dérobe le monde extérieur à ma vue. Pourquoi ne pas m’arrêter, au lieu de fatiguer mes jambes. Pourquoi ne pas m’asseoir pour me reposer, la hotte contre mon ventre et dans mes bras. Pourquoi ne pas m’étendre pour dormir un peu, la hotte sur la poitrine. Ma respiration calmée par le sommeil pourrait, en faisant monter et descendre les arceaux de mes côtes, bercer l’enfant dans son sommeil. Je ne dois pas m’arrêter, si fatigué que je sois, ou m’asseoir pour me reposer. Je ne dois pas dormir. Je pourrais me réveiller dans l’eau, la hotte à côté de moi avec l’enfant peut-être déjà noyé, aucun secours à attendre, il n’y a pas non plus de marches pour sortir de l’eau. Au changement de direction suivant, le temps d’un battement d’un cœur une espérance démente : si j’enfouis assez longtemps et au même endroit mes doigts dans le béton, comme les ongles continuent à pousser et que le béton ne pousse plus, des marches apparaîtront avec les années, praticables même si elles sont dangereuses, mais qu’est-ce que la mort en face du danger. Oui, peut-être le jour du Jugement dernier, car, comme on sait, il sera le plus court, puisque la plus longue nuit l’aura précédé, en attendant pas moyen de sortir, répond mon esprit moqueur. La muraille de brouillard se déchire devant mes yeux et laisse apparaître un grand immeuble, qui surgit solitaire dans un paysage sans relief.
Création le 7 juin 2002 aux Subsistances à Lyon.
Développé avec Berta